Egon Sutham à Isis Kitlee"20 mai 2007
Chère Isis,
Il y a beaucoup de choses que j'aimerais écrire et pour ne rien te cacher, je ne sais même pas pourquoi c'est à toi que je les écris. Ne le prends pas mal, c'est une de mes nombreuses énigmes depuis la mort de Deneb et je peine à riposter à tout ce qui se noue dans ma tête.
Je t'écris un peu pour me délivrer car je n'ai pas de journal et que je n'en ai jamais eu et n'en aurai jamais. Un peu pour te donner des nouvelles, en prendre aussi. Je te laisse libre de me donner celles de ton choix. Je ne me suis intéressé à personne depuis quatre mois. Même pas à moi.
Ma lettre te semblera peut-être pitoyable ou incompréhensible mais je crois, pour finir ce trop long avertissement poli, que j'en ai clairement besoin pour remettre mes idées en ordre. Tu n'es pas contrainte de répondre. Je saurai seulement que cette lettre est quelque part.
Depuis la mort de Deneb, j'ai fait deux choses: rien et pire.
Après l'infirmerie, je ne me souviens pas de la façon dont je suis rentré à Londres. Ai-je transplané, m'a-t-on raccompagné? Je n'en sais rien. Quand la raison m'est revenue, j'étais sur mon lit. Les yeux ouverts sur les plinthes de la chambre plongée dans le noir. Je déraisonnais. Je voulais attendre. Attendre de me réveiller et que Deneb vienne me sortir de là en se moquant un peu de moi avec son rire enfantin. Je n'y croyais pas. Ca ne pouvait pas être vrai, tu comprends... elle a toujours été là dans ma vie, dans mes bras. J'ai donc attendu. Assez longtemps d'ailleurs... une semaine s'est passée, puis deux, puis d'autres. Je comptais attendre longtemps comme ça. Attendre que la mort m'éteigne lorsque j'ai réalisé qu'elle ne viendrait jamais.
J'ai le cœur sec et vide. Je ne crois plus en rien.
Baten, Enki, Micka, mes parents, les parents de Deneb... il y a eu un défilé sans fin devant mon lit. Je pensais que j'étais malade. Ce sont les malades qu'on vient rencontrer à leur chevet. Moi, j'allais bien. Sauf que je ne ressentais plus.
Isis, tu le sais sans doute, je ne suis pas bon pour les confidences, les émotions, les secrets. Mais si tu savais comme j'ai mal. Je me suis dépiauté. Je ne savais pas ce que c'était la douleur. Je croyais que la douleur se contentait de meurtrir, de faire saigner ou crier. Non... la douleur est très silencieuse, elle vient petit à petit et elle racle tout ce qu'elle frôle. Tes souvenirs, la moindre pensée, la moindre seconde te déchire. Ta gorge, tes doigts, ton ventre... tu as tellement mal que tu préfèrerais te les arracher que de vivre encore le souvenir de celle qui tu aimes. Tu résistes malgré tout car il reste une infime partie de toi qui n'y croit toujours pas, qui refuse, qui te paralyse et c'est le seul espoir qu'il reste à ta raison pour ne pas plonger dans la pure folie.
Je déraisonnais vraiment, Isis... le temps n'avait plus d'importance. Mon apathie était telle que je n'ai même pas eu la force de songer à cette kyrielle de "si" au conditionnel qui d'ordinaire nous envahissent quand ces circonstances nous oppriment. Les Si. Si j'avais pu lui dire encore une seule fois, une seule petite fois que je l'aimais. Si j'avais pu ne jamais la rencontrer pour ne jamais souffrir de son absence. Si j'avais accepté d'être inconscient, de vouloir un enfant, même si jeunes, une trace d'elle pour l'éternité. Maintenant, je n'ai plus rien d'autres que mes souvenirs et ça me semble si petit, si inutile, j'ai peur de me souvenir car chaque pensée me tue, me saigne, me rend fou et, parfois, tout au contraire, je voudrais imprimer chacune d'entre elles pour les relire encore et encore et m'imprégner jusqu'à la fin des temps de Deneb Kaïtos. Si la vie avait été moins sal
ope. Si je n'avais pas été si con, si je n'avais pas perdu autant de temps en disputes... si je l'avais aimé plus et mieux... si j'avais su. Si... si. Si. Mais non. Je n'ai pas eu le droit à ça. C'est venu bien plus tard.
J'ai refusé d'aller à Septenmille pour l'enterrement. Comme j'ai dû blesser son père! Mais j'étais tellement certain d'être déjà mort. Je regrette amèrement aujourd'hui.
Mowana est venue me voir un jour. Elle était hystérique. Attrapé par la chemise, avec sa force colossale, elle m'a traîné jusqu'à la piscine au milieu des cris et des protestations de toute la résidence. Elle m'a balancé à l'eau et m'a maintenu la tête dessous jusqu'à ce que l'air me manque. Dimitri criait tellement que j'entendais la moindre syllabe sous les nappes liquides. Au début, je ne me suis pas défendu. Je n'attendais que ça. Mourir. Puis, l'air m'a manqué un peu et un peu plus encore. Mêlé à l'eau, mes larmes ont commencé à couler. Enfin, libéré d'un poids si pesant, j'ai eu besoin de crier ma rancoeur et ma haine. J'ai repoussé les bras de Mo et je suis sorti prendre l'oxygène qui me manquait. J'ai craché ma douleur à la face du monde alors qu'une image de Citrouille me souriait en rêve, une apparition impromptue dans la noirceur où pointait doucement le jour, comme une sirène qui me faisait au revoir.
Mowana m'a aidé à revenir sur le rebord de la piscine, et j'ai senti la chaleur de ses mains qui m'ont entourées, puis les bras de Bat, d'Enki, Micka, Dimitri, tous ceux qui étaient présents... ils étaient là les vivants. Je les avais oublié et leurs yeux souffraient. Ils ne souffraient plus pour Deneb, ils souffraient pour moi. Alors, il a fallu les rassurer et aller mieux. Manger à nouveau, reprendre du poids, du caractère, de la lumière dans le regard.
J'ai loupé tant de choses, égoïstement et tendrement recouvert de ma couverture d'affliction. La disparition de la directrice de Poudlard, la montée des Ombres, le retour de Dumbledore. J'ai su aussi qu'Enki allait être père, Micka était sortie de Sainte Mangouste et j'ai découvert le bébé de Baten, Shaula. Elle est très belle, elle a les yeux violets de son père. J'en suis le parrain. Je ne savais pas. Malgré la gentillesse du geste, cela m'a blessé. J'ai honte mais je me suis senti jaloux. Je ne l'ai pas confié à Bat. Il est tellement fier de sa fille. Je le suis aussi.
Alors le mois d'avril m'a annoncé un renouveau. Je devais aller de l'avant, comme on dit. J'ai prononcé mes premiers mots depuis le 3 février: "excusez-moi"...
Ils ont compris. Ils ont souri. Ils étaient tous heureux que je revienne à la vie. Moi aussi. Je me sens mieux mais pas de là à aller bien. J'ai quitté le rien et le pire.
J'ai dû reprendre les cours que j'avais abandonnés pendant tout ce temps néanmoins je t'avoue que j'ai pas tenu. J'ai abandonné après une semaine.
Pour l'instant, je ne sais pas quoi faire. Je crois que je vais écrire. Je refuse d'avoir un journal mais rien ne dit en mon âme qu'écrire un livre n'est pas une possibilité pour faire sortir de moi tout ce noir qui m'étouffe encore. Je ferai n'importe quoi sauf continuer à me complaindre.
Pour l'instant, j'habite encore chez les Kaïtos. Il m'est presque impossible de voir ma vie ailleurs qu'ici. Kite, qui a enseigné à Poudlard un moment, va être père. Il a rencontré une jeune femme suite à la mort de Claire et il a l'air de se remettre de son épreuve. Je prends modèle sur lui. Je me le dois. Il m'a incité à travailler pour m'occuper l'esprit, bien que je ne sois pas encore prêt, je le ferai. Sa petite amie, Domino, compte ouvrir un cabinet d'avocats sur le Chemin de Traverse et voilà où je suis rendu: l'aider à y réussir dès qu'elle aura obtenu son diplôme en juin. Ca m'occupera.
J'ai réussi à te raconter ce débit de
conneries et je pense qu'il est temps de refermer cette lettre et d'abandonner la plume sur cet épisode. Je t'écris pour ne plus jamais y revenir.
A toi aussi je m'excuse. Pas pour cette longue missive mais pour les promesses que j'ai dû te faire un jour et que je n'ai pas tenues.
Passe mes amitiés à Jonathan.
Comme j'y songe maintenant, je ne désire pas de réponse. J'aimerais seulement que tu gardes cette lettre et que tu ne me regardes pas différemment si on venait à se recroiser.
Au revoir, jolie Isis.
Egon Sutham."
Un jour peut-être qu'il y aura une vraie fin...