Je m'ennuie [libre]

Après qu’elle eût témoigné de sa gêne, tout alla très vite. Elle eut le temps de ramasser son petit colis et de le fourrer dans la poche de son baggy. Pour le reste, elle dût attendre qu’ils soient sortis. Pourtant, ce n’était pas faute d’avoir essayé. Juste après les buis Jonas des Carpates :

- Shawn, tu...

Mais elle devait faire attention à ne pas être piquée.

- Aaarh... pas si vite... tu dois... Sha... je... Oh ! youpla ! Oups... Brrr...

Puis le couple qui arrivait à l’ultime moment, gâché par un claquement de porte :

- Arrê... aïe ! Ils nous ont entendus... pas grave... Shawn, il fa... Aïe, ma cheville ! Oh la jolie Statinius Berveradus ! J’savais pas qu’il... enfin, bref, Shawn, écout... Ah ? Il s’appelle Kevin ?!

Et ensuite traversant la serre vers la porte de secours :

- Il faut abso... Mais... heuu ? C’est fermé... ah non.. Shawn... tu devr... bon, d’accord plus tard...

Puis, courir encore dans le parc mais cette fois, Toni dépassa Shawn, elle lui attrapa la main convenablement pour cesser de se faire traîner comme un boulet. Elle fonça droit vers le lac noir. Ce n’était pas l’envie subite de faire trempette.

« Heuuuu… Toni ? Dans la serre où on était, y a des trucs toxiques ? » s’inquiétait-il.

Arrivée près du Lac, elle tira sur son bras avec brusquerie pour ramener Shawn à elle. Elle le poussa avec cette même force incontrôlée pour qu’il s’asseye dans l’herbe. Avec nervosité, elle s’accroupit au-dessus des jambes du jeune homme, s’assit sur ses cuisses, agrippa ses cheveux sans se rendre compte de sa poigne, bascula sa tête sur le côté et planta sa bouche dans son cou, à l’endroit de la piqûre, sur la blessure. Elle aspira. Longtemps et fort. Puis, elle cracha une première fois sur le côté et réitéra.

Est-ce que son inquiétude et son empressement répondaient pour elle à la question de Shawn ? Elle ne prit pas la peine de lui fournir des explications. Ca pouvait attendre. Nouvelles sussions, nouveaux crachats.

Au bout de dix minutes, elle se dégagea de Shawn et plongea sa main dans l’eau du lac. Elle passa sa paume sur le rebord vaseux, se pencha tant qu’elle pouvait, recherchant à tâtons quelque chose. Soudain, sa main passa sur une coque lisse. Elle sourit, sortit sa baguette, la pointa en direction de l’eau noire et prononça une formule qui lui permettait de scier un objet. Elle en sortit une conche qu’elle ouvrit à l’aide de sa baguette, écartela le coquillage et se saisit de la chair qu’elle vint plaquer sur la griffure de Shawn devenue maintenant un gros suçon, en reprenant sa place à califourchon sur lui, autant pour l’empêcher de bouger que pour jouer de sa séduction. Elle ne pouvait pas s’en empêcher.

Cette fois, elle était plus tranquille, ce qui ne l’empêchait pas de le gronder :

- J’ai essayé de te prévenir, fronça-t-elle les sourcils, au moins vingt fois. Les buis Jonas des Carpates sont des plantes toxiques. Les aiguilles de ces plantes inoculent la varicelle de Jonas. Paralysie du visage, boutons jaunes, fortes démangeaisons, narcose... La chair de ce coquillage devrait refermer la blessure mieux que n’importe quel sortilège. Méthode de grand-mère ! Tu ne te sens pas fatigué ? J’aurais voulu intervenir tout de suite mais tu... bref... Je crois qu’il n’y a plus de danger. A la rigueur, tu vas tomber dans les bras de Morphée... Tu vas bien ?

On n'aime plus qui l'on est quand la personne que l'on n'aime ne nous aime pas tel qu'on est.

Toni aurait pu lui répondre ce qui lui était arrivé dans la tête en premier mais elle n'avait pas la force de repenser à Jörgen ce soir. Elle avait essayé de le noyer tant de fois aujourd'hui… noyer son sourire ahuri dans le siphon de la douche ce matin, son regard joyeux dans le verre de jus d'orange du petit déjeuner, ses épaules confortables dans son chaudron en cours de potion, sa silhouette et ses manies de garçon un peu pommé dans le Lac noir tout entier mais rien n'y faisait, Jörgen O'Brian était dans tous les reflets qu'elle croisait. Rien ne venait à bout du Poufsouffle. Elle n'arrivait pas à le noyer. Plus elle voulait oublier ce qui prenait de plus en plus d'ampleur en elle, plus la chose s'intensifiait.

L'espoir qu'elle avait mis dans la trouvaille de Shawn avait calmé la bête qui lui croquait le cœur. Elle était parvenue à remettre à plus tard l'insoutenable besoin de dompter cet animal sauvage qui ne connaissait rien d'autre que les entrailles et l'anatomie de Toni comme terrain de chasse. Ca remuait tout le temps là-dedans. Il suffisait qu'un Jörgen O'Brian traverse sa tête, paf, la bête rugissait et lui crispait l'estomac. Un Jörgen O'Brian lui faisait coucou de loin dans un couloir, boum, la bête se faisait les griffes dans sa gorge et empêchait la jeune anglaise de prononcer les mots les plus simples. On prononçait "Jörgen" dans une discussion, patatra, la bête déchiquetait tout ce que Toni était en train de penser et quelle que soit l'activité qu'elle était en train de faire, il fallait tout recommencer.

Mais avec le cadeau de Shawn, elle pouvait faire patienter la bête et la divertir: "Si je suis quelqu'un d'autre, je pourrais mieux prétendre avoir d'autres envies" se disait Toni. "Si tu es quelqu'un d'autre, tu pourras recommencer ce que Toni a échoué" persiflait la bête. Ce coup-là, Toni n'écoutait pas. Elle n'avait pas envie de duperie. Le seul dupe de sn triste jeu, ça devait être elle car, vraiment, absolument, douloureusement, piètrement, piteusement, il n'y avait pas assez de place en elle pour un Jörgen, une bête et son bonheur. Il fallait choisir. Elle voulait du bonheur et s'amuser un peu.

Shawn s'impatientait. Avoir un mollusque dans le cou devait avoir des inconvénients psychologiques qu'il estimait surpasser sa propre santé. Il avait l'air d'aller bien. Toni jeta le mollusque dans l'eau et se dégagea de Shawn. Elle s'y était prise à temps pour la plaie et elle n'en était pas peu fière à en juger par son sourire satisfait.

Elle se leva et tendit sa main à Shawn pour l'aider à se relever. Pendant ce court laps de temps, elle cherchait ce qu'elle pouvait bien trouver à lui répondre de plausible. Il était maladroit mais gentil. On n'avait pas fait plus troll comme compliment mais Toni aimait mieux un bon compliment trollien à une badinerie sans aucun sens:

- Ca monsieur, ça ne se commande pas, sourit-elle amusée, je ne m'aime plus aujourd'hui mais je m'aimerais peut-être mieux demain ! Qui sait ? J'essayerai ton cadeau… le jour où j'en aurai vraiment besoin. Mon cas n'est pas encore assez catastrophique pour disparaître complètement de la surface de la Terre et réapparaitre en vieille goule morveuse. On rentre ? J'ai envie d'enquêter sur ce Kevin, changea-t-elle de sujet avec un air malicieux.

La bête se calma et Jörgen disparut. Toni venait de les remplacer par des petits soucis superficiels qui tiendraient jusqu'à l'heure de se brosser les dents avant de dormir.

Je crois que les filles sont jamais satisfaites.
C’est toujours trop ou pas assez. Mieux demain qu’aujourd’hui, mais moins pire qu’hier.
Et le pire dans tout ça ?
C’est que nous, pauvres Trolls de base, on reste persuadés qu’on peut les satisfaire.


Elle tend une main pour l’aider à se relever. Il l’accepte et se remet sur pieds. Les filles qui paraissent les plus fragiles recèlent souvent plus de force et de poigne que la plupart des magico-catcheurs de ce monde.
Il tique lorsqu’elle parle de cadeau.

On avait dit cadeau ?

Puis une main passée dans son cou l’informe qu’en de rares mais précises occasions, il faut savoir fermer sa grande G…

"Pour le cadeau… "

Ne t’étouffe pas, ça serait de mauvais goût.

" … Méfie-toi quand même, le jour où tu veux l’essayer. C’est pas que c’est pas fiable, mais je ne sais vraiment pas qui l’a utilisé avant. "

Il note le changement de sujet subtil mais soudain et en profite pour reprendre la dignité qu’il a laissée sur le sol avec la panique. Pas de pustules à l’horizon, pas de nouveaux bégaiement, et il ne s’est même pas endormi devant elle. Peut être le point le plus positif en somme. Il aurait probablement fini dans une situation des plus rocambolesques, sans baguette et ridicule, pour changer.

Il désigne le château d’un mouvement de tête en réponse à son « on rentre ». On raccompagne toujours une fille et ce pour plusieurs raison. D’abord parce qu’on va souvent dans la même direction qu’elle et que ça ferait vraiment troll de la suivre à deux mètres derrière, ensuite parce que ça permet éventuellement de connaître le chemin qu’elle emprunte et ce n’est JAMAIS négligeable. Ça peut toujours servir et troisièmement parce qu’on a ainsi l’opportunité d’achever l’instant passé avec elle en beauté – ou pas selon l’adresse- par ce qu’on appelle une discussion constructive.

"J’espère qu’il n’y avait pas de buis Jonas sur leur paillasse."

Sinon le Kevin en question filerait tout droit à l’infirmerie et regretterait longtemps sa soirée.

"Sauf si elle connaît le coup du coquillage…"

Arrivés devant la porte du château il s’arrête néanmoins et se poste devant elle. Après avoir fait le tour de tout ce qu’il pouvait voir à part elle il est bien obligé de poser son regard sur son visage. Le merci n’est pas loin, s’apprête à franchir ses lèvres mais est stoppé par un sourire en coin. Il s’appuie contre la pierre du château et fourre les mains dans ses poches. Toujours le même bric à brac, toujours les même choses. Certains mots sont plus difficiles à prononcer même lorsqu’il implique moins d’intimité que d’autres. Un merci après avoir été épargné de pustules vertes et autres saletés est-il plus intime qu’un mollusque dans le cou ?

"Tu devrais te méfier d’autre chose.
Parfois, quand on veut changer, on se perd et ça vaut pas vraiment le coup."

Toni prit les conseils de Shawn avec un sourire qui se voulait moqueur de le voir ainsi inquiet mais en réalité l’avertissement avait fait son chemin. Elle commençait à avoir peur de sa propre volonté. Elle lui mit un petit coup d’épaule pour le bousculer :

- Arrête, maman Evans, je ferai attention.

Plus tard, le soir, elle glissa le paquet dans sa malle. Souvent, quand elle se retrouvait seule dans le dortoir, elle ressortait le bracelet, le faisait rouler entre les paumes de ses mains, en hésitant à le passer à son poignet.

Ce n’était jamais le moment. Mais il y aurait forcément un moment où le besoin de sortir de soi serait si grand qu’elle oserait mettre le bracelet. Après tout, il importait bien peu de se transformer en grosse sorcière hideuse ou en puceau boutonneux. Ce qui comptait, c’était avant tout de n’être plus soi-même.

Ce soir-là, en arrivant sur le perron, juste avant de le quitter, Toni s’acquitta de sa promesse. Elle proposa à Shawn un spectacle aussi accablant que clownesque de claquettes, de chant et d’imitation. Ils se firent dégager avec le sourire par deux professeurs qui n’avaient rien perdu du numéro de claquettes et la Gryffondor endossa pour plusieurs mois le surnom de Frodo Astair en baggy - célèbre danseur sorcier, évidemment.